• 5 mai 2015
  • 3  min

Luc Ferry : « La compétition mondiale force sans cesse davantage les entreprises à innover pour innover »

Homme de lettres, philosophe de grande renommée et ancien Ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche (2002-2004). Tel est le parcours atypique de Luc Ferry, qui nous fait l’honneur de cette interview et nous parle de son dernier ouvrage « L’innovation destructrice » (Plon, mai 2014), qui remet sur le devant de la scène l’économiste Joseph Schumpeter, penseur de la « destruction créatrice ». Luc Ferry nous explique ce concept clé du capitalisme.

Le titre de votre dernier ouvrage « l’innovation destructrice », fait écho au concept de destruction créatrice de Joseph Schumpeter. Sommes-nous face au paradoxe du capitalisme contemporain ?

« Il existe dans les sociétés modernes, capitalistes, deux logiques de croissance, la croissance par la demande (keynésienne), et la croissance par l’offre (schumpétérienne). La première procède de l’augmentation du nombre des consommateurs et, si possible, de l’épaisseur de leur portefeuille. La seconde ne tient qu’à l’innovation qui rend obsolètes ou démode tous les objets techniquement « dépassés ». En général, la gauche adore Keynes (la « relance par la consommation ») et ignore Schumpeter (la « destruction créatrice »). Ce que je montre dans mon livre, c’est qu’il faut aujourd’hui compléter et généraliser l’analyse schumpétérienne. D’abord, sur un plan sémantique. Il préférable de parler « d’innovation destructrice » plutôt que de « destruction créatrice » : j’ai laissé tomber l’autre jour dans l’eau mon Iphone 5, ça n’a pas créé le 6 ! En revanche, l’invention du 6 rend peu à peu caducs les modèles précédents. Ensuite, il faut bien voir que ce n’est pas seulement dans le domaine de l’économie que s’applique la logique de l’innovation destructrice, mais elle s’étend désormais à tous les secteurs de la vie moderne : l’information, l’art, la mode, les mœurs, etc. Rendant obsolète tout ce qui est ancien, l’innovation destructrice nous incite, volens nolens, à adopter les nouveautés qu’on nous propose sans cesse dans tous les domaines. Bien entendu, pour avoir quelque chance de nous séduire, les innovations doivent être plus utiles que futiles. C’est d’autant plus vrai qu’elles ont souvent un côté obscur, voire destructeur. Par exemple, si j’étais libraire, je n’aimerais guère Amazon. Or la compétition mondiale force sans cesse davantage les entreprises à innover pour innover, sans que la fécondité des inventions soit toujours évidente. »

L’innovation est la première valeur revendiquée par les entreprises dans la plupart des pays, est ce que cela vous inspire un commentaire ?

« Elles ont raison, l’innovation est vitale et les entreprises françaises sont souvent innovantes, malgré une situation particulièrement difficile en raison de charges sociales délirantes, d’une fiscalité peu favorable aux investissements, d’un code du travail épais dans tous les sens du terme et des tracasseries administratives sans fin. Tout le monde le sait, mais nous sommes dans un pays si viscéralement anti-libéral, y compris à droite, que personne n’ose vraiment toucher aux législations en place. Les raisons en sont très profondes. Depuis Constant et Tocqueville, il n’y a pas eu en France une seule grande école de pensée libérale comparable à ce que purent représenter Schumpeter ou Hayek en Autriche, sans parler même de Friedman, Becker et l’Ecole de Chicago aux Etats-Unis. Chez nous, ces noms sont à peu près inconnus, quand ils ne font pas horreur. Dans le monde anglo-saxon, depuis la magistrale Fable des abeilles de Mandeville (l714) et les théories de la main invisible, on considère que c’est à la société civile d’apporter les richesses, l’Etat n’étant pas là pour la comprimer, mais au contraire pour l’aider à accoucher de ce qu’elle a de meilleur. Chez nous, c’est l’inverse. L’Etat voit toujours la société civile d’un mauvais œil, comme un lieu de corruption voué aux seuls intérêts privés, l’intérêt général ne pouvant venir que d’en haut. Clairement, c’est là que le bât blesse et qu’il y a urgence à regarder ailleurs si l’on veut changer de cap. »

Le monde moderne offre un espace de discussion sans limite, notamment avec l’avènement des réseaux sociaux. Cette nouvelle forme d’échange mondial constitue-t-elle une opportunité de lien social renforcé ou au contraire un espace de destruction et de renforcement des communautarismes ?

« Pardon de vous le dire, mais ce type de question, bien sûr légitime, n’est pas au niveau du problème posé par la véritable finalité des réseaux sociaux qui n’est ni de favoriser les relations humaines, ni d’enfermer les gens dans leurs communautés, mais tout simplement de collecter des données pour alimenter le Big Data. Là est la vraie question. Nous allons vivre, dans la décennie qui vient, une véritable révolution dans le domaine des NBIC – nanotechnologies, biotechnologie, informatique (big data et Internet des objets), intelligence artificielle et cognitivisme. Or les entreprises françaises, à vrai dire européennes, sont hors du coup. Tout, ou presque, est américain dans ces domaines où les fameux GAFA (Google, Apple, Face book et Amazon) contrôlent à peu près tout. Nous sommes excellents pour réguler, avec la CNIL ou le CSA, pour réfléchir à la protection de la vie privée et poser des questions philosophiques telles que la vôtre, mais nous avons quinze ans de retard sur le monde réel. Or qu’on l’aime ou qu’on le déteste, être hors du coup, à côté des principales innovations de l’époque, n’est de toute façon pas une bonne chose… »

Avec l’aimable contribution de Speakers Academy®.

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