• 4 janvier 2016
  • 4  min

Philippe Escande : « le numérique redessine la relation au travail »

Nous l’avions déjà rencontré en 2012 lors de sa nomination à la tête du cahier éco & entreprise du journal Le Monde.  Trois ans plus tard, nous revenons à la rencontre de Philippe Escande, qui vient de sortir un nouvel ouvrage,  « Bienvenue dans le Capitalisme 3.0 », co-écrit avec Sandrine Cassini. 

Dans votre ouvrage, « Bienvenue dans le Capitalisme 3.0 » publié en octobre dernier, vous mettez en évidence la recomposition du monde du travail, via notamment les nouvelles formes de salariat. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Le numérique est en train de redessiner la relation au travail. Le salariat est une invention de la fin du 19ème siècle qui  consiste à échanger contractuellement son temps de travail contre une rémunération régulière et une protection encadrée par la loi.

Une pratique qui a renforcé l’attachement à l’entreprise par rapport à l’époque des tâcherons qui vendaient leur force de travail à qui en voulait. De plus, cette sécurité des revenus, couplée à l’invention de la protection sociale, a contribué à l’essor de la société de consommation et à l’exceptionnelle période de croissance des trente glorieuses de l’après-guerre. Aujourd’hui, le monde se redessine avec notamment l’apparition des plateformes internet qui facilitent l’accès à d’autres formes de travail. Chacun d’entre nous sera de plus en plus amené à avoir un parcours plus différencié dans le temps avec des périodes de salariat, de travail indépendant, voire de cumul de plusieurs emplois en même temps, comme on le voit déjà aujourd’hui.

Le problème de cette évolution, c’est que nos institutions et notre droit du travail ne sont pas du tout adaptés à l’apparition de ce type de multi activités et multi statuts. Cela impose de revoir, imaginer et inventer de nouvelles protections sociales qui permettent aux gens de travailler en indépendant, sans être totalement démunis face aux aléas de la vie. C’est quelque chose que l’on connait déjà dans le domaine  du spectacle par exemple avec le statut d’intermittent. Le salariat ne va bien sûr pas disparaître, mais on assiste à un émiettement des formes de travail. Il va donc falloir s’adapter de façon à permettre l’éclosion de cette économie, qui sera, on l’espère, porteuse d’emploi.

C’est la troisième grande révolution industrielle que l’on connait, depuis deux siècles et demi, et elle s’accompagne évidemment, comme les précédentes ruptures technologiques, de changements assez profonds de la société et des institutions politiques. A court terme, comme toutes les périodes de transition, on appelle cela une crise : certains vont perdre leur emploi, d’autres emplois n’arrivent pas à s’exprimer parce qu’il n’y a pas les institutions pour les accueillir. L’exemple des taxis face aux nouvelles formes de services que représentent les VTC est assez parlant. Ces transitions se font parfois dans la douleur. C’est pour cela que l’on peut effectivement être pessimiste avec la sensation que cette évolution détruit un certain nombre de choses bâties depuis plus d’un siècle. D’un autre point de vue, nous assistons à la construction d’un monde qui apportera aussi des choses positives en permettant à un plus grand nombre de gens d’accéder à de nouveaux services.

Comment situez-vous la France, ses forces et ses faiblesses, dans la compétition internationale ?

Dans le domaine de la transformation numérique, on ne peut pas dire que la France soit en pointe.

C’est essentiellement une révolution qui vient des Etats-Unis, et spécifiquement d’un petit coin, au nord de la Californie, la Silicon Valley. Ceci s’explique par un contexte extrêmement favorable avec à la fois du potentiel scientifique autours d’universités, et des sources de financement très importantes, qui ont permis l’éclosion de grandes entreprises. Dans le numérique, où c’est celui qui offre le meilleur service qui rafle les ¾ du marché, il n’en reste plus beaucoup pour les autres. On a vu l’apparition phénoménale de ce qu’on a appelé les GAFA : Google, Apple, Facebook et Amazon. On assiste désormais à une deuxième vague plus portée par les réseaux sociaux et les smartphones, avec Netflix, AirBnb et d’autres. Aujourd’hui tout cela reste essentiellement concentré aux Etats-Unis. Un autre pôle se développe fortement en Chine. Pour une raison simple c’est que ce pays a, à la fois, fermé sa frontière à l’arrivée des entreprises américaines, et en même temps aidé au développement  des entreprises nationales dans son domaine, avec une progression extrêmement importante du nombre d’abonnés à internet. Aujourd’hui, 650 millions de chinois sont connectés à Internet et l’utilisent tous les jours grâce à leur téléphone.

Entre les deux il y a l’Europe, où il se passe relativement peu de choses avec quelques entreprises comme Spotify qui sont en train d’émerger et se développent fortement aux Etats-Unis. C’est un des très rares exemples.

On reste avec un retard très important en France malgré l’émergence de certains acteurs. Un frémissement est en train de s’opérer notamment dans le domaine collaboratif, avec des entreprises comme BlaBlaCar, qui ont un potentiel de développement très important. Mais il faut à la fois qu’elles trouvent les financements, que les règlementations le permettent, et qu’elles-mêmes aient les ressources et l’intelligence pour gérer une croissance très forte. Parmi les licornes, les fameuses sociétés non cotées valorisées à plus d’un milliard de dollars, on ne compte que 3 sociétés françaises  alors qu’il y en a plus de 80 aux Etats-Unis et 13 en Europe.

Vous dirigez le cahier éco & entreprise du Monde depuis 3 ans. Quel bilan en tirez-vous ? Quels sont les nouveaux enjeux vers lesquels vous vous tournez ?

J’ai changé de fonction puisque je suis passé éditorialiste économique, avec une chronique tous les jours dans le journal. Le bilan que l’on peut faire, tout d’abord, relève d’une transformation majeure pour le journal, l’hebdomadaire économique est devenu quotidien. Cela apporte une lisibilité bien supérieure de la partie économique et notamment de la couverture consacrée aux entreprises. Nous avons eu des retours assez importants, de la part du lectorat mais aussi des annonceurs, et avons montré que le Monde, à l’instar des Echos ou du Figaro, assurait une couverture de l’économie et des entreprises assez complète tous les jours (8 à 10 pages dédiées). Nous avons par ailleurs développé une stratégie numérique offensive, avec de nombreux lancements de produits. Le nombre de nos abonnés numériques, près de 85 000, est désormais proche de celui des abonnés papiers.

Justement, comment Le Monde se positionne sur la partie éco face à un média comme Les Echos ?

Le Monde ne prétend pas couvrir l’économie de façon exhaustive comme le font Les Echos qui ont 150 journalistes travaillant quotidiennement sur l’ensemble de l’activité économique. Nous en avons une trentaine, et nous adressons à un public moins professionnel que celui des Echos. Le Monde est un grand journal généraliste qui s’adresse à un large public. Notre couverture est donc plus orientée par ce souci d’analyse et de pédagogie qu’on ne le ferait probablement dans Les Echos, avec la nécessité d’être plus sélectifs.

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