• 4 avril 2016
  • 8  min

Rencontre avec une figure du journalisme politique : Christophe Barbier.

Journaliste et éditorialiste, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Paris, Christophe Barbier rejoint L’Express en 1996 pour diriger le service politique. Il en devient en 2001 Directeur adjoint de la rédaction puis, à la suite du départ de Denis Jeambar, Directeur de la rédaction, poste qu’il occupe depuis 2006.

Outre ses fonctions au sein de L’Express, Christophe Barbier est un habitué des plateaux. Il intervient fréquemment dans l’émission ‘C dans l’air’ sur France 5. Il est également éditorialiste chaque matin sur i-télé.

Pouvez-vous nous présenter la nouvelle formule de L’Express ? Quel est l’enjeu ?

Nous souhaitons véritablement redéfinir le news; le news magazine à la française doit être complètement repensé dans son identité. Il y a eu un 1er âge du news Express de 1953 à 1963 environ, âge très militant : on était pour Pierre Mendes France, contre De Gaulle, pour la décolonisation, contre la torture en Algérie, etc. ; et cet âge s’est achevé quand la guerre d’Algérie s’est terminée et que le pays, heureusement, est sorti de l’ambiance tendue de guerre civile et de crise de régime. A ce moment-là, il y avait la Vème République, la paix était faite, nous sommes passés à autre chose et, notamment, à un âge de la consommation, du pouvoir d’achat, de la croissance, de l’épanouissement des cadres, des « cols blancs », et cela a fourni aux news une nouvelle période très longue et une nouvelle fonction qui était d’expliquer à des cadres surmenés à la fin de la semaine ce qui s’était passé. Ils n’avaient qu’une seule chaine de TV, il n’y avait pas France Info, pas d’Internet et ils avaient besoin d’un News pour non seulement apprendre ce qu’il s’était passé mais surtout le comprendre. Nous avons vécu très longtemps sur cette fonction-là, sans perdre la fonction militante mais les deux fonctions se sont mêlées, et la fonction « service » pour des cadres stressés l’a emportée en quantité. C’est ce qui a permis la prospérité des journaux puisque les annonceurs recherchaient cette population de cadres et les cadres recherchaient une information hebdomadaire et notamment une interprétation de l’actualité. Tout cela a fait la prospérité des news jusqu’à la fin des années 90, au début des années 2000, c’est-à-dire au moment où Internet a pris sa place et n’a cessé de croître. En parallèle, il y a eu la privatisation des chaines de TV, l’apparition des chaînes d’info (LCI, BFM, iTV…), et des alertes dans nos smartphones. En l’espace de 10 à 12 ans, le paysage de l’information chaude a été tellement renouvelé que si on raconte ce qu’il s’est passé pendant la semaine dernière, on n’intéresse plus personne. Il faut donc complètement redéfinir le news imprimé en lui donnant plus de hauteur, c’est-à-dire qu’il ne faut pas seulement interpréter, donner du sens à l’actualité mais s’engager en terme de valeurs, de combats éditoriaux donc ne pas avoir peur de faire un journal très haut de gamme par le commentaire, l’analyse et l’approfondissement des sujets.

Enfin, il y a une nouvelle fonction qui apparaît pour les news et qui est fondamentale, c’est l’anticipation. Pour tout ce qui est prévisible dans l’actualité, il faut armer intellectuellement nos lecteurs pour qu’ils ne soient pas débordés par cette espèce d’infobésité caractéristique de notre époque en leur donnant notamment des clés de compréhension. Alors évidemment, il y a une partie de l’actualité qui n’est pas prévisible, même si par exemple, pour les récents attentats, on pouvait toujours prévoir qu’il y aurait une actualité autour des tensions entre monde musulman et monde occidental ; il y a un fond intellectuel et un fond d’interprétation et de réflexion qui correspondent à cette actualité qui a surgi. La fonction d’anticipation est devenue très importante. Il faut être plus engagé dans nos combats éditoriaux et nos prises de position. et garder, en montant le niveau, notre interprétation de l’actualité. Si on n’a pas su l’anticiper, il faut pouvoir l’approfondir de manière extrêmement spectaculaire dans les enquêtes, élever le débat dans tout ce qui est « tribunes, prises de position »… Ceci sans oublier deux choses : le plaisir, car c’est un journal, il faut qu’il se lise facilement, on ne fait pas un manuel scolaire ou un essai de philosophie, donc il faut faire attention à ne pas trop soumettre nos lecteurs à un effort intellectuel ; la deuxième chose, et c’est aussi pour cela qu’on a lancé cette nouvelle formule, est de travailler le haut de gamme tant sur le produit dans son aspect physique, d’où le nouveau logo, la nouvelle maquette pour gagner en élégance et distinction avec une certaine forme de retenue et de classe britannique d’où le choix de Mark Porter pour cette maquette.

Enfin, c’est un pari qui est fondé aussi sur le fait que même si le kiosque reste important, nous ne sommes plus, avec le kiosque, dans la grande consommation ; ce n’est pas le supermarché de l’info. La vente en kiosque se fait de plus en plus dans les points de vente des gares et aéroports, donc sur une cible qui sélectionne, une sociologie de lecteurs déjà très distingués, d’où la possibilité de faire ce journal très esthétique, qui veut se faire remarquer par sa classe plus que par son côté accrocheur avec de gros titres.

Avec cette nouvelle formule, notre principal enjeu est de fidéliser nos lecteurs déjà acquis, qu’ils trouvent la formule tellement bonne qu’ils deviennent un peu « addict » de L’Express et qu’ils ne puissent pas s’en passer, et transformer en abonnés des lecteurs actuellement en kiosque. Par ailleurs, il y a toute une partie des cadres supérieurs qu’on n’a pas ou plus, pas tant parce qu’ils vont à la concurrence – chacun a ses lecteurs et c’est très bien, mais parce qu’ils se sont détachés des hebdos, ils n’ont plus de kiosques près de chez eux, ils sont dans une vie stressée, ils n’ont plus le temps de nous lire, donc il faut qu’on arrive à recréer du besoin chez eux. Ce sont des lecteurs que nous irons récupérer par le kiosque numérique, car ils sont sur ces modes modernes de consommation, et ce sont des lecteurs qu’on ira rechercher par notre montée à la Une de combats éditoriaux. Quand on pousse la nouveauté en disant « Macron doit compter à gauche », on attire ce genre de lecteurs.

Et sur le numérique ? Y a-t-il des nouveautés, des évolutions ?

Le numérique a fait une nouvelle formule technique en décembre pour être en Responsive Design, on a harmonisé notre offre sur tous les « devices ». En même temps que la nouvelle formule de L’Express, nous venons de sortir une nouvelle application qui est beaucoup plus légère avec des fonctionnalités intéressantes (historique des papiers lus qui apparaît, avec les articles lus qui sont grisés, ce qui fait que vous ne relisez pas deux fois les mêmes choses, widget visible en permanence avec un bandeau intégrant les dernières infos en date…). A moyen terme, le défi du web est d’arriver à basculer à l’ère du payant même s’il y aura toujours du web gratuit. Quand on fait du « live » sur les attentats de Bruxelles, c’est du gratuit, mais le contenu du journal papier est systématiquement proposé en mode payant sur le numérique et devient gratuit au fur et à mesure, en fonction de l’obsolescence des articles. Si nos lecteurs veulent garantir une qualité de l’information, il faut qu’on leur apprenne à adhérer à des formules payantes. Il est donc essentiel de renforcer notre offre numérique et notre marketing pour séduire cette clientèle payante. En parallèle, nous menons également un combat contre les « ad blockers » (logiciel antipub) parce que si les gens veulent du gratuit, il faut que la publicité paye ; s’ils consomment  du gratuit et prennent un « ad blocker », ils nous tuent deux fois.

Face à la baisse du marché publicitaire, comment L’Express compte tirer son épingle du jeu ? Comment L’Express compte répondre aux nouveaux modes de consommations des cadres supérieurs avec l’enjeu qu’est le numérique aujourd’hui ?

D’abord en ayant une clientèle tellement haut de gamme que les annonceurs ne pourront pas s’en passer et viendront chez nous avec les produits qui sont classiques dans les news : les montres, les whiskies, les belles voitures… parce qu’on aura une clientèle fidèle et très haut standing, donc on jouera peut être sur les volumes de publicité, mais j’espère avant tout que nous reconstruirons de la valeur.

Ensuite, nous avons un deuxième chantier devant nous, avec le fait d’être désormais propriété d’un actionnaire qui possède SFR et Numéricâble, qui a racheté des contenus (championnat de foot anglais, divers contenus, des medias comme BFM, Libération ou L’Express) ; l’enjeu est aussi là. Nous devons tirer des recettes de la diffusion par SFR de nos contenus. Les opérateurs téléphoniques se sont livrés à une guerre des prix – toujours moins cher. Cela n’aura qu’un temps, à un moment donné il va y avoir des coagulations, il y aura moins d’opérateurs dans 10 ans en Europe qu’il y en a aujourd’hui. Dans cette concentration, la différence, ce sera les contenus. Si vous résiliez votre abonnement Free pour prendre un abonnement  SFR, ce ne sera pas nécessairement pour l’argent, mais parce que pour la même somme vous aurez l’impression d’avoir de meilleurs contenus, et donc nous, fournisseurs de contenus, nous devrons être dans un business model où l’on vit du chiffre d’affaires que SFR aura dégagé grâce à la vente de nos contenus. Je pense que demain les lecteurs nous paieront sans le savoir. Ils se seront abonnés à une offre bouquet SFR, donc ils auront du téléphone portable, du fixe, de l’internet, de la télé, et pour quelques euros de plus, ils auront choisi le foot anglais, ou BFM ou L’Express ou Libération, et nous, nous récupérerons des royalties dessus.

Vous parlez de « construire des passerelles vers le monde qui s’avance », avez-vous déjà des projets à annoncer dans le cadre des primaires et de la présidentielle ?

On surveille tous les agendas possibles et on voit bien que devant nous il y a des événements politiques et géopolitiques très importants; on ne peut pas passer par exemple à côté des élections américaines. Dans ce contexte, nous allons poser une série de grands rendez-vous sur les élections américaines. De la même manière qu’il y a les JO au Brésil, dans un pays qui va un peu moins bien qu’il y a 3 ans, tant politiquement qu’économiquement, il va de soi que c’est un incontournable, sans oublier bien entendu le calendrier français (primaires et présidentielle); sur cette actualité, nous avons déjà commencé : lorsque l’on fait Macron à la Une ou lorsque je fais l’un de mes derniers éditos sur « Sarkozy doit renoncer », nous sommes déjà dans cette compétition présidentielle.

Ce qu’il faut, c’est faire les bonnes « Unes », au bon moment.  La semaine prochaine, si nous devions faire une Une politique, on ferait quoi ? On voit de quoi on va parler, on va devoir parler de Fillon, de Le Maire, de Juppé… mais quoi et quand, cela est plus difficile et il est difficile d’anticiper à plus de 15 jours / 3 semaines. Nous sommes en permanence en train de réfléchir à la rotation de ce calendrier. Quand faut-il parler des élections américaines ? Faut-il parler de Clinton, Sanders, Trump, Obama ? La question est :  comment gère-t-on tout cela ? Après, nous savons que les élections vont avoir lieu début novembre, donc le numéro de L’Express qui suivra sera sans doute le nouveau président / nouvelle présidente. De la même manière, est-ce que de grands rendez-vous culturel permettent des « Unes » ou pas ? Il y a des années où le festival d’Avignon ou le festival de Cannes, c’est pauvre, et puis d’autres années où c’est chouette.

Enfin, il faut savoir résister à la tentation de courir derrière l’actualité. Par exemple, on a eu récemment en conférence de rédaction 45 min de discussion avec une bonne partie de la rédaction sur le fait de faire la Une sur Barbarin, la pédophilie, la crise de l’Eglise… Moi j’étais un peu sceptique, à moins qu’il y ait des rebondissements tous les jours ; dans 8 jours, ce sera un sujet épuisé, soit parce que tout aura été dit ailleurs, soit parce que l’affaire sera retombée. Maintenant, il peut aussi être renvoyé par le Pape, il peut être arrêté par la police. Il peut se passer beaucoup de choses en très peu de temps qui justifient d’en parler. Finalement, une semaine après : plus personne ne parlait de Barbarin. Il est très difficile quand un sujet surgit dans l’actualité de voir son onde de choc. Autre exemple, lorsqu’on a réfléchi à chaud aux attentats de Bruxelles, notre idée, le matin même des événements, était que si nous faisions quelque chose à la Une, ce serait plutôt quelque chose comme « le Djihad contre l’Europe », car Bruxelles c’est la Belgique, mais c’est aussi l’Europe. C’était la Une des Echos le lendemain et c’était aussi la Une du Parisien. Evidemment, les journalistes ont les même idées, les même réflexions, donc comment fait-on, nous, dans 8 jours, pour proposer ce qui n’a pas été écrit 10 fois ? C’est très difficile, surtout avec les chaînes d’information qui repassent en boucle les actualités et qui vont essayer de trouver tous les angles possibles pour parler du même sujet.

Certes, sur certaines actualités énormes, c’est plus facile, car nous préparons des numéros spéciaux et anticipons le bouclage. Si Jacques Chirac meurt au moment où nous parlons, on arrête tout, on boucle et vendredi, on a un numéro spécial en kiosque.

Vous pratiquez la communication sous différents angles, selon vous, la communication, est-ce un bien ou un mal ?

La communication en général, c’est non seulement un bien mais c’est aussi un capital. Par conséquent il faut faire attention où on l’investit, si on le place bien, ce que ce capital rapporte. La communication, ce n’est pas de l’argent qu’on dépense, c’est de l’argent qu’on investit. Quand je suis amené à parler de L’Express à la télévision, ce n’est pas du service après-vente, c’est du service avant-vente. C’est pour, en 30 secondes, 1 minute, expliquer ce qu’on a voulu dire dans une « Une » de 15 pages et amener des gens à passer de 1 minute de résumé à 15 pages de lecture. Par ailleurs, la communication, en tant qu’éditorialiste dirigeant L’Express, c’est en permanence réaffirmer l’identité, dire qui on est à travers les combats éditoriaux, les valeurs et les positions éditoriales que l’on prend sur des sujets. C’est entretenir l’identité du journal et donc le capital du journal.

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